PAUL EMILE QUIGNAUX

samedi 20 mars 2010

Fragments d'interview sur mes vols d'Edo



Question : Votre souvenir le plus fort ?

Réponse : A l’aplomb de shinjuku est passée une caravane de très jeunes aborigènes nus et une cohorte de moines tibétains auréolés d’arc-en-ciel, assis en tailleurs, couverts de manteaux safrans, tous concentrés sur une longe trajectoire qui devait être millénaire. Long plané léger pour les traverser. Je me souviens de l’odeur de neige et de parfums sucrés, de sable et d’étable quand je les ai croisés…

Q : Des trépassés ?

R : Sans doute, mais je n’y ai rencontré aucun de mes morts, que des sourires évanescents, indifférents à notre présence. Par contre, beaucoup d’oiseaux de nuit surpris de me voir si haut, dans mon âme, sorti sans ailes de mon corps. Non, aucune sensation mortifère. Là-haut, la finitude est incongrue, déplacée, presque risible. Il en est de même pour l'idée d'éternité. C'est incompréhensible. D'ailleurs, en vol, de ça, je crois qu'on s'en fout !

Q : Vos amis de vols ?

R : On se devinait au loin sans pouvoir jamais s’approcher. Par exemple, je savais Myasaki en suspension au dessus de Shibuya, Goran de Kichiyogi et Thierry suivant l’invisible Sumida. Aucun de nous ne contrôlait totalement son vol. Des aimants semblaient nous guider. Planeurs de nuits, nous suivions leurs champs de force et seulement parfois nous pouvions passer de l’un à l’autre. Curieusement, sans nous voir, nous nous ressentions. Cela nous procurait une confiance absolue…

Q : Tokyo de là haut ?

R : Nous l'appelions Edo, c'est-à-dire de l'ancien nom de Tokyo mais ça n’a pas d’importance. Nous planions seulement au dessus de ses villages. C’était surtout un ailleurs d’odeurs, d’images et de vibrations. Une caresse du temps et de l’espace recourbé sur nous, des senteurs amazoniennes mêlées aux gaz carbonique de Londres, des fraîcheurs d’iceberg colorées de blés mûrs surchauffés par le soleil, des embruns atlantiques déposés dans les Oueds du Désert de Libye. Là haut nous n’avions qu’une certitude, nous percevions qu’en bas la terre tremblait sans cesse. Des ondes multiples et infimes, permanentes et vibrionantes.

Q : Comment décolliez-vous ?

R : Pour partir, il ne fallait que se regarder et sur la natte s’endormir un à un. Un air très sec était nécessaire pour s’échapper de nos carcasses. Le corps astral comme les chats déteste l’eau. On se détachait sans angoisse, sans nervosité, sans même le savoir. Les aimants venaient nous prendre délicatement, nous accueillaient aimablement et avec une sorte de ferveur attentive dans leurs rondes atomiques. Aucune tension en haut, pas d’émotions, pas de désirs. Là haut, nous étions des amybes célestes, des cellules sensorielles, des corps sans matière, des particules, des atomes personnifiés…

Q : Vous voliez souvent ?

R :Je vous l’ai dit uniquement par temps très sec. Cela limite beaucoup. Moi j’ai volé trois fois sur mes sept séjours à Edo. Thierry, Goran, Myasaki et Kichiyogi qui y vivaient volaient trois à quatre fois par an…

Q : Mais, c’est impossible de vous croire …

R : Nous ne demandons pas à être crus. Certains savent et d’autres pas. Cela nous était offert et nous ne savions pas pourquoi …

Q : Donnez une preuve ?

R : Aucune n’est possible. Ah si il en existe une. Une vieille prostitué de Yoshiwara. Repoussés dans nos corps par une force douce et imparable, nous sortions de nos désincarnations terriblement affamés. Cette vieille prostituée au visage de momie était insomniaque et tenait une sorte de micro-épicerie éclairée par une lanterne. Nous nous y précipitions. Elle nous accueillait d’un grand éclat de rire, sortait une sorte de purée blanche très sucrée à base de racines dont nous baffions comme des porcs. Elle riait de plus belle à nous voir et nous servait ensuite une sorte de soupe de navets marronnasse, du thé et enfin de la bière. On ne lui parlait pas. Elle était la complice de nos vols. Elle vit toujours. Je suis passé la voir lors de mon dernier voyage. Malgré les trente ans passés, elle m’a reconnu et m’a simplement dit narquoise: « tu passes cette nuit ? ». J'ai éclaté de rire et l'ai embrassée. Ses joues ont rosi telle une adolescente.


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